COURANT – Analyse des réseaux

Par Pierre FRANÇOIS (2010)

En compagnie de Ronald Burt, de Walter Powell et de Harrison White

« L’analyse des réseaux » désigne une démarche sociologique dont la portée déborde la seule théorie des organisations, mais qui y a trouvé certaines de ses applications les plus stimulantes. Cette démarche trouve ses racines dans la sociologie de Georg Simmel, dont l’intuition fondatrice peut se résumer simplement : pour rendre compte sociologiquement du comportement d’un individu, il ne faut pas partir des attributs dont dispose cet individu (est-il riche ou pauvre ? diplômé ou autodidacte ?) mais des relations qu’il entretient avec d’autres acteurs (à qui cet individu est-il relié ? occupe-t-il une position centrale dans le groupe auquel il appartient ? est-il un intermédiaire obligé pour d’autres acteurs ?).

Un impératif de quantification et de modélisation

Ronald Burt – Qu’est-ce que l’analyse des réseaux ?

L’idée selon laquelle la sociologie débute par une interrogation sur les liens qui existent entre les acteurs n’est certes pas l’apanage exclusif de l’analyse des réseaux : elle est partagée, par exemple, par les tenants de l’interactionnisme symbolique ou, en théorie des organisations, par l’analyse stratégique. En s’appuyant sur des démarches issues de diverses disciplines1, les tenants de l’analyse des réseaux vont, au début des années 1970, donner à cette intuition un tour très particulier en partant d’un principe méthodologique simple (White et al., 1976) : les relations qui s’établissent entre les acteurs, pour être correctement décrites, doivent être quantifiées. C’est cet impératif de quantification et de modélisation qui donne à l’analyse des réseaux sa forme et sa portée.

Harrison White – « Modélisation par bloc » et « équivalence structurale »

La nature des données collectées

Ronald Burt – Réflexions méthodologiques

La première contrainte qui singularise l’analyse des réseaux tient donc à la nature des données qu’elle mobilise. Ces données, plus précisément, peuvent être collectées en adoptant deux stratégies très différentes. On peut d’abord désigner un ensemble d’individus sur des bases d’échantillonnage classique et leur poser des questions permettant de reconstituer leur jeu de relations : on parle dans ce cas de réseaux ego-centrés, et les traitements statistiques qu’ouvrent ces données sont ceux, traditionnels, de la statistique inférentielle. On peut également (et cette seconde option est beaucoup plus contraignante, mais aussi beaucoup plus riche) identifier a priori une population (par exemple, l’ensemble des individus travaillant dans telle ou telle organisation) et recenser la totalité des relations d’un certain type (par exemple, des relations de collaboration, ou d’amitié, ou encore les deux) qui s’établissent entre tous les acteurs de cette population. On parle alors de réseaux complets, pour lesquels les possibilités de traitements statistiques sont plus étendues et beaucoup plus originales. Le primat attaché à l’analyse des relations sur les attributs peut, par ailleurs, s’entendre de manière assez contrastée. Pour certains auteurs2, les relations constituent une dimension essentielle de la vie sociale, mais en aucun cas cette dimension ne doit prendre le pas sur toutes les autres : autrement dit, si un individu agit comme il agit, c’est certes parce qu’il occupe telle ou telle position dans une structure de relations, mais c’est aussi parce qu’il est riche ou pauvre, parce qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme, etc. Dans ce cas, l’analyse des réseaux se conçoit avant tout comme une méthode et la prise en compte des relations s’entend moins comme un substitut que comme un complément à l’analyse des attributs.

Walter W. Powell fait la part des choses…
Walter W. Powell – Analyse des réseaux ou étude des « champs »

Pour d’autres auteurs33 en revanche, seules les relations doivent être prises en compte non parce que les attributs ne pèsent pas sur la conduite des acteurs, mais parce que ces attributs ne peuvent peser sur ces comportements que pour autant qu’ils sont pris en charge par des mécanismes relationnels (ce n’est donc pas parce qu’une femme est une femme qu’elle agit ainsi, mais parce que le fait qu’elle est une femme l’amène à occuper, dans une structure relationnelle, une certaine position et c’est cette position qui l’amène alors à agir de telle ou telle manière). L’analyse des réseaux devient alors une théorie du monde social qui doit rendre compte de la manière dont les effets des divers attributs sont nécessairement pris en charge par des effets de position. Tels sont donc, très rapidement résumés, les principes de cette démarche sociologique.

Comment ces principes ont-ils été mis en oeuvre en théorie des organisations ?
De deux manières, essentiellement.

Les études intra-organisationnelles

Dans ce cas, l’étude porte sur les relations qu’entretiennent les membres d’une même organisation, et s’attache à montrer comment ces relations pèsent sur sa dynamique, sur la distribution du pouvoir en son sein, sur l’organisation de ses processus de décision, sur la définition des règles qui la régissent, etc.

E. Lazega et M.-O. Lebeaux (1995) s’intéressent ainsi à l’organisation du contrôle entre les pairs qui composent un cabinet d’avocats bostonien. 

Pour rendre compte de la distribution du pouvoir entre les membres d’une telle organisation collégiale, il ne faut pas partir des relations formelles qui sont censées s’y nouer conformément aux règles contractuelles, mais des relations effectives qui s’y déploient. Pour exercer une pression sur un pair, faut-il agir directement ou passer par un tiers ? Et si l’on passe par un tiers, est-il plus efficace de mobiliser des relations amicales ou de passer par des relations plus impersonnelles ?

E. Lazega et M.-O. Lebeaux montrent qu’au sein du cabinet d’avocats qu’ils étudient, le contrôle sur les pairs ne s’exerce pas directement mais passe le plus souvent par la mobilisation de tiers. Ils montrent également que la mobilisation du tiers revient pour les acteurs à mobiliser le capital social dont ils disposent — capital social dont l’origine peut varier sensiblement : les auteurs identifient ainsi « huit chemins » par lesquels s’exerce la contrainte sur le pair que l’acteur souhaite contrôler, selon que le levier qu’il utilise est son conseiller, son collaborateur ou son ami (cf. également Lazega,(2001).

L’analyse des réseaux permet ainsi de rendre compte de la distribution et de l’exercice du pouvoir dans une organisation. Elle a aussi pu être mobilisée pour analyser la dynamique des carrières au sein de marchés internes. Ronald Burt (1992) compare ainsi l’efficacité du capital social et du capital humain pour accéder au sommet des organisations. Le capital social, tel que R. Burt l’entend, désigne la capacité d’un acteur à occuper une position de « trou structural », autrement dit sa capacité à établir un lien entre deux parties du réseau qui, sans lui, s’ignoreraient. Pour un acteur, être placé dans un trou structural permet de disposer d’une information plus riche (en bénéficiant de signaux issus des deux sous-réseaux) et de contrôler plus aisément ses partenaires (en jouant, par exemple, sur leurs rivalités). R. Burt montre que dans toutes les organisations, et tout particulièrement dans les organisations peu bureaucratisées, les avantages que confère le capital social, en termes de contrôle sur ses rivaux et de maîtrise de l’information, sont beaucoup plus efficaces que ceux attachés au capital humain.

Ronald Burt – Comment trouver les trous structuraux ?

L’étude des organisations en réseau

À ce premier ensemble de travaux portant sur l’analyse interne des organisations répond un autre versant de l’analyse des réseaux, mobilisée cette fois pour rendre compte des phénomènes inter-organisationnels. On le sait depuis longtemps : les organisations ne sont pas des monades isolées, elles sont insérées dans un environnement. Cet environnement, l’analyse des réseaux propose de le saisir comme un système de relations. L’analyse des réseaux appliquée aux relations inter-organisationnelles a d’abord été mobilisée pour rendre compte du développement de l’organisation en réseau (Powell, 1990 ; Podolny et Page, 1998). Lorsque la production est incertaine, lorsqu’il s’agit par exemple de produire des prototypes, l’organisation adopte souvent une forme décentralisée et réticulaire qui voit des ressources éparses s’agréger temporairement pour mener à bien un projet commun. L’analyse des réseaux a permis de rendre compte des conditions sociales de possibilité de ces organisations éphémères, en montrant notamment que leur caractère temporaire n’était parfois qu’un trompe-l’oeil.
En étudiant l’organisation de la production hollywoodienne4 depuis les années 1950, Faulkner et Anderson montrent ainsi qu’elle n’obéit plus à la forme intégrée et taylorisée qui était la sienne à partir des années 1930, mais qu’elle correspond à l’idéal-type d’une organisation en réseau. Ils montrent cependant que, d’une production à l’autre, les mêmes acteurs tendent à être associés entre eux, et que les acteurs qui travaillent ensemble disposent, chacun dans leur champ de compétence, d’un statut équivalent : les meilleurs chefs opérateurs s’associent aux meilleurs réalisateurs et aux meilleurs acteurs, les opérateurs de seconde zone avec les réalisateurs de série B et les acteurs de moindre talent.

L’étude des liens entre organisations : les « groupes industriels »

Mais l’analyse des relations inter-organisationnelles ne se limite pas aux seules organisations en réseau. Elle permet également de décrire le réseau de relations dans lequel sont insérées des firmes plus traditionnelles. Le principe de la démarche est, à nouveau, assez simple : le sens commun — et notamment le sens commun juridique — assimile les organisations à des acteurs autonomes, dont les frontières en particulier peuvent se tracer sans difficulté. Si l’on admet cependant que ces organisations tissent des liens multiples avec leurs partenaires (clients, fournisseurs, concurrents, organisations politiques, etc.), alors l’évidence de ces frontières s’évanouit. Il faut alors reconstituer, de manière inductive, des « méta-acteurs » composés d’organisations liées les unes aux autres par des liens plus ou moins stables, que Mark Granovetter (2005) suggère d’appeler des « groupements d’affaires ». Une question décisive est alors d’identifier précisément la nature du lien qui fonde le groupement d’affaires. Parmi ceux qui ont été les plus fréquemment mobilisés dans la littérature se trouve l’appartenance au conseil d’administration, qui a donné naissance à de nombreux écrits sur les interlocking directorates5.
Dans l’étude qu’il a consacrée à l’histoire de la structure relationnelle des grandes firmes américaines6, Mizruchi (1982) montre que la densité du réseau des grandes firmes diminue très sensiblement au cours du XXe siècle. Cette moindre densité du réseau correspond selon lui à une institutionnalisation des liens inter-organisationnels : alors qu’au début du XXe siècle, quelques administrateurs cumulent de nombreux mandats et garantissent ainsi la densité du réseau, les liens deviennent peu à peu moins dépendants de variables interpersonnelles et davantage de considérations institutionnelles. En étudiant l’évolution de la centralité des différents secteurs économiques, il montre par ailleurs que les firmes de transport étaient les plus centrales entre 1904 et 1935, avant que les firmes industrielles ne les supplantent entre 1935 et 1964. Quant aux firmes financières, centrales au début du XXe siècle, leur position se détériore pour certaines d’entre elles (les banques d’affaires en particulier) à partir des années 1930, tandis que la position des banques commerciales et des compagnies d’assurance se maintient. Le caractère central des institutions financières change cependant de sens : alors qu’il traduisait le contrôle que les banques commerciales et les assurances exerçaient sur les firmes industrielles au début du siècle, il traduit davantage, à partir des années 1950, une influence réciproque. L’étude des liens interlocks7 permet de jeter un jour nouveau sur l’histoire des firmes américaines ou européennes, et elle a depuis été mobilisée pour rendre compte de phénomènes aussi variés que les liens entre le milieu des affaires et le milieu politique8 ou la diffusion de pratiques innovantes et de nouvelles institutions9 .
L’étude des liens interlocks permet de jeter un jour nouveau sur l’histoire des firmes américaines ou européennes, et elle a depuis été mobilisée pour rendre compte de phénomènes aussi variés que les liens entre le milieu des affaires et le milieu politique ou la diffusion de pratiques innovantes et de nouvelles institutions.

L’analyse des réseaux ne constitue pas à proprement parler une nouvelle théorie des organisations. D’abord parce que, nous l’avons vu, elle se singularise avant tout par une méthode de recueil et de traitement des données. Ensuite, parce que les apports théoriques des auteurs qui la mettent en âuvre s’inscrivent au moins autant dans les champs de la théorie sociale (White, 2008 ; Emirbayer), de la sociologie économique (Granovetter, 1974, 1985 ; White, 2002) ou de la sociologie politique (Laumann et Knoke, 1987) qu’en théorie des organisations.
Il reste cependant que le nombre et la qualité des études empiriques mobilisant l’analyse des réseaux contribuent à en faire aujourd’hui l’une des voies majeures d’interrogation du fait organisationnel.
Deux voies contribuent aujourd’hui à dynamiser plus encore cette perspective et à en augmenter la portée. D’abord, son croisement avec d’autres champs de recherches qui la complètent et l’enrichissent : il en va ainsi, par exemple, de la fécondation croisée de l’analyse des réseaux et des perspectives institutionnalistes (Owen-Smith et Powell, 2008) ou encore de celle qui se fait jour entre la théorie des mouvements sociaux et l’analyse des structures relationnelles (Diani et McAdam, 2003). Ensuite, les progrès constants et spectaculaires réalisés dans le domaine de la modélisation qui permettent en particulier de rendre compte désormais de la dynamique des réseaux et de leur transformation (Padgett et McLean, 2006 ; Powell et al., 2005 ; Lazega et al. 2008). L’analyse des réseaux s’impose ainsi progressivement comme un outil, nécessaire et non exclusif, du chercheur désireux d’interroger le fait organisationnel.

  1. Diverses disciplines telles que, entre autres, l’anthropologie de Lloyd Warner, la psychosociologie de Moreno et la théorie mathématique des graphes. ↩︎
  2. Prendre en compte des relations : un complément à l’analyse des attributs : les auteurs E. Lazega et W.W. Powell sont en théorie des organisations de bons exemples de chercheurs ayant cette posture. ↩︎
  3. Seules les relations doivent être prises en compte, R. Burt en théorie des organisations, M. Emirbayer en théorie sociale ont cette posture. ↩︎
  4. Interlocking directorates – Mizruchi, M. S., 1996, « What do interlocks do? An analysis, critique, and assessment of research on interlocking directorates, » in Annual review of sociology, 22, p. 271-298. ↩︎
  5. Mizruchi, M. S., 1982, The American Corporate Network
    , Beverly Hills, Sage, 215 p. ↩︎
  6. L’étude de la production hollywoodienne (Années 50)
    Faulkner, R.R. and A.B. Anderson (1987), « Short-Term Projects and Emergent Careers: Evidence from Hollywood, « American Journal of Sociology ↩︎
  7. L’histoire des firmes américaines ou européennes
    Windolf, P., 2002, Corporate Networks in Europe and the United States, Oxford, Oxford university press, ↩︎
  8. Les liens entre le milieu des affaires et le milieu politique, Useem, M., 1984,
    <i>The Inner circle. Large Corporations and the Rise of Business Political Activity in the US and the UK</i>, New York, Oxford university press, 288 p.
    Mintz, B. et Schwartz, M., 1985, The power structure of American Business, Chicago, Chicago university press. Burris, V., 2005,
    « Interlocking directorates and political cohesion among corporate elites », American journal of sociology, 111 (1), p. 249-283. ↩︎
  9. a diffusion de pratiques innovantes et de nouvelles institutions
    Davis, G. F., 1991, « Agents without principle ? The spread of the poison pill through the intercoroporate network », Administrative Science Quarterly, 36 (4), p. 583-613.
    Davis, G. F. et Greve, H., 1997, « Corporate elite networks and governance changes in the 1980s », American journal of sociology, 103 (1), p. 1-37. ↩︎