Auteur : Pierre Morin
La psychologie a pour objectif d’expliquer les comportements. Pourquoi avons-nous cette réaction agressive ? À quoi attribuer cette attitude nationaliste ou raciste ? On trouve trace de ce type d’interrogations depuis des millénaires. Au début, ce sont des philosophes, des poètes, des écrivains qui ont tenté d’expliciter les raisons des comportements à partir d’observations, de supputations. Les médecins confrontés aux comportements considérés comme anormaux ou pathologiques ont aussi proposé des explications. Ainsi Freud élabora la psychanalyse. Mais il faut bien l’avouer avec Kurt Lewin : nous sommes tous des psychologues. Nous attribuons sans cesse des causes aux comportements de ceux à qui nous avons affaire, avec qui nous sommes en relation ou rencontrons.
Comment expliquer un comportement ?
Pour expliquer un comportement, on recourt habituellement à différentes catégories de facteurs. Selon les cas on attribuera la cause de tel ou tel comportement à des facteurs psychologiques (tempérament, traits de caractère, personnalité…), psychosociologiques (solidarité de groupe, dynamique du groupe…) ou macrosociologiques (statut social, différence entre générations, cultures nationales…).
Supposons un employé auquel on demande de rédiger une note le plus rapidement possible mais qui semble l’ignorer et qui poursuit ses tâches habituelles. On peut attribuer ce comportement à :
• des facteurs psychologiques : cet employé a mauvais caractère, il est indocile, indolent, rigide, il a des « problèmes » avec les figures d’autorité…
• des facteurs psychosociologiques : le groupe d’employés auquel il appartient fait corps contre des demandes particulières de la hiérarchie…
• des facteurs macrosociologiques : la société est devenue trop laxiste, on ne respecte plus l’autorité aujourd’hui…
Un facteur important : la catégorie organisationnelle
L’étude des organisations conduit à faire appel à un quatrième facteur pour expliquer les comportements : les caractéristiques organisationnelles. Dans une entreprise très bureaucratique, les employés n’auront aucun intérêt — qu’il soit économique, de reconnaissance ou de carrière — à se conformer aux demandes de la hiérarchie. On n’a pas les mêmes réactions selon qu’on est employé, ouvrier ou cadre. On n’a pas les mêmes comportements quand on est employé dans une grande administration ou employé dans une petite entreprise, quand on est ouvrier ou quand on fait partie de l’encadrement, quand on a la garantie d’un emploi stable ou quand on peut être facilement licencié. L’analyse organisationnelle démontre que des comportements organisationnels identiques ne proviennent pas, par exemple, de traits de caractère communs à tous les employés, mais du fait qu’ils se trouvent tous dans la même situation organisationnelle, celle-ci étant différente de celle dans laquelle travaillent les cadres ou les dirigeants. Dit autrement, l’employé qui, derrière le guichet d’une administration irrite par ses réactions formalistes, se comporte ainsi parce qu’il travaille dans une organisation fortement bureaucratisée. Le même employé, s’il travaillait dans une petite entreprise privée, aurait des réactions différentes.
La psychologie des organisations
Sur la base de ces constatations s’est développée dans les années 1950 une « psychologie des organisations » (qu’on appelle aux États-Unis organizational psychology ou organizational behavior soit « étude du comportement dans les organisations »). Cette branche de la psychologie étudie les interactions entre les caractéristiques organisationnelles et les comportements au sein des organisations. Les manuels consacrés à ce domaine qui rejoint en partie ce qu’on appelle en France la « psychologie du travail », développent les principaux thèmes suivants :
• l’évaluation des individus ;
• les interactions entre les individus et le monde des organisations ;
• les aspects psychologiques des changements organisationnels.
a) L’évaluation des individus
L’évaluation des individus au regard du travail s’est développée depuis longtemps. Dès le début du XXe siècle, la psychotechnique a tenté, à l’aide de tests psychomoteurs et psychologiques, d’identifier les aptitudes et les traits de personnalité d’un individu et de les rapprocher des exigences d’un emploi ou d’un poste de travail. La psychologie organisationnelle démontre que la capacité prédictive des examens psychologiques classiques demeure limitée du fait de la complexité des situations organisationnelles et parce que les comportements individuels sont autant le fruit de stratégies ou d’intentions que l’expression de traits de personnalité. La psychologie a notamment démontré expérimentalement le caractère non scientifique et l’absence totale de capacité prédictive de pratiques comme la graphologie et d’autres dérives charlatanesques telles que l’astrologie ou la numérologie. Malgré cela, ces pratiques irrationnelles et leurs trompeuses promesses n’en conservent pas moins leur séduction auprès de trop nombreux dirigeants, notamment français.
b) Les interactions entre les individus et le monde des organisations
La psychologie organisationnelle a beaucoup étudié les interactions entre les individus et le monde des organisations — administrations, entreprises privées ou publiques. On peut ainsi concevoir et organiser des programmes de formation sur les relations au sein des organisations et sur les fonctions d’encadrement et de management. Un chef de service ou un agent de maîtrise assumeront mieux leurs responsabilités s’ils ont une certaine capacité à analyser les causes des réactions de leurs collaborateurs.
c) Y a-t-il un lien entre satisfaction et performances au travail ?
Un autre sujet a été abondamment étudié par la psychologie organisationnelle : les questions de satisfaction et de motivation au travail. Les nombreuses études sur ce sujet montrent que toute situation organisationnelle de travail provoque à la fois des réactions d’insatisfaction et de satisfaction. En effet, ces situations sont au confluent de logiques fort différentes : logique économique de rentabilité, logique des contraintes techniques des équipements utilisés, logique des attentes en partie contradictoires des différents acteurs. On pourra tenir compte de ces observations pour adapter, lorsque cela est possible, les postes de travail aux attentes du personnel. Ces travaux ont aussi montré que, contrairement à une croyance largement répandue, il n’y a pas de lien automatique entre satisfaction au travail (processus psychologique) et performances dans le travail (processus économico-organisationnel). On observe quotidiennement des cas de faible satisfaction pour des performances élevées et des cas de grande satisfaction pour de faibles performances. En étudiant et en mettant en lumière les multiples processus mentaux qui interviennent dans les situations organisationnelles, la psychologie organisationnelle a apporté sa contribution à l’explication de cette diversité.
d) Le coût psychologique d’une situation de travail
Un autre apport important de la psychologie organisationnelle concerne les questions d’évolution et de changement dans les organisations. On peut expliquer les raisons des fréquentes résistances aux changements par des notions comme « le coût psychologique » d’une situation de travail (pénibilité, contraintes, insuffisances d’information, etc.). La plupart du temps, les changements organisationnels se traduisent, (tout au moins au début) par un accroissement de ce coût psychologique, même si les individus peuvent trouver ultérieurement des compensations. La psychologie organisationnelle a cherché à préciser les conditions à respecter pour élaborer des démarches de changement dans les organisations, en tenant compte des facteurs psychologiques en jeu. À partir des années 1960, sous le nom de organization development (développement des organisations), c’est tout un courant de réflexion qui s’est développé, d’abord aux États-Unis puis en Europe.
e) L’évolution des besoins psychologiques et le changement organisationnel
Vers la fin des années 1950, les disciplines de l’organizational behavior et du « développement organisationnel » ont été progressivement structurées autour du paradigme dominant qui, à partir des travaux sur la motivation humaine de A. Maslow, fonde une doctrine normative du changement organisationnel. L’argument central de ce paradigme, développé de manière variée mais néanmoins convergente par des personnalités comme F. Herzberg (Case Western University), Douglas McGregor (MIT), Rensis Likert (université de Michigan) et le jeune Chris Argyris (Harvard), était le suivant : le développement de la société industrielle avait fait évoluer les besoins psychologiques des individus au travail, et partant, leur structure de motivation. Ces individus d’un nouveau type cherchaient dans le travail des possibilités d’accomplissement, et les organisations bureaucratiques n’étaient plus adaptées. Au lieu de vouloir apprendre « les bonnes motivations » et les « bons styles de leadership » aux individus, il convenait de renverser la perspective et de repenser les structures et les situations de travail. Le problème était d’enrichir et/ou d’élargir les tâches, de repenser les structures hiérarchiques et de revoir les modes de fonctionnement afin de redonner une place à la capacité d’initiative des individus et au développement de leur personne dans le travail.
Vers la fin des années 1960, cette doctrine a été à la base d’ambitieux programmes d’amélioration des conditions de travail, avec des résultats plus ou moins mitigés.