Auteur – Erhard FRIEDBERG
Dans sa thématique, le courant interactionniste peut se rattacher directement aux célèbres expériences de Elton Mayo et de Fritz Roethlisberger aux usines de la Western Electric à Hawthorne, et notamment à cette partie des résultats qui souligne l’importance des structures d’interaction entre les ouvrières du groupe test et qui a permis de comprendre l’amélioration de la productivité de ces ouvrières. Fritz Roethlisberger (et son équipe) reste donc un des inspirateurs de ce courant. Mais, dans son style et ses intérêts de recherche, le courant interactionniste est tout autant l’héritier d’une autre tradition, celle de l’école de Chicago, et notamment de la sociologie d’Everett Hughes. Dans le domaine plus limité de la sociologie industrielle américaine, c’est William Foote Whyte, figure de proue de ce courant et père spirituel d’un grand nombre de chercheurs de la sociologie industrielle américaine, qui fait le lien entre ces deux sources.
V-Lawrence_25407 – Paul Lawrence présente le contexte académique (à venir)
D’inspiration plus clinique et empirique que théorique, ce courant correspond à l’application, dans l’étude des organisations, de techniques d’investigation quasi ethnologiques, développées dans le champ de l’anthropologie sociale, notamment par Conrad Arensberg et Eliot Chapple, pour analyser et mesurer les interactions dans les groupes humains. De manière tout à fait significative, nombre des travaux de ce courant se réclament d’une mouvance appelée « anthropologie appliquée », regroupée autour de la revue Human Organization. Enfin, George Homans, associé à ce courant et s’inspirant de ses résultats, chercha à lui donner un cadre théorique au-delà de la seule sociologie des organisations.
V_Whyte_25904 – W. Foote Whyte – Comment il s’est intéressé aux quartiers pauvres (à venir)
Derrière la façade…
Les techniques interactionnistes sont mises à contribution pour explorer en profondeur la structure et la logique des relations informelles (les interactions) qui se cachent derrière la façade de l’organisation officielle et qui génèrent la constitution de normes collectives (comme par exemple le freinage sur la chaîne d’assemblage quand passe le chronométreur), de groupes et de leaders informels, de cliques, d’exclusions… Les données ainsi recueillies sont utilisées pour interpréter et expliquer à la fois les sentiments des membres d’une organisation — leur « satisfaction », leur « moral » —, et leur comportement au travail — c’est-à-dire leur productivité.
V_Whyte_25923 – W. Foote Whyte – Etude des compétences des serveuses
Bien qu’elle ne se place pas dans une organisation (ou est-ce à cause de cela ?), c’est la recherche de William Foote Whyte sur un quartier populaire de Boston qui illustre peut-être le mieux le raisonnement interactionniste. Dans l’annexe méthodologique du livre Street Corner Society, il raconte comment il a découvert les raisons du changement de performance au bowling de Slim, un membre d’une des bandes d’adolescents qu’il observait, et à travers cela, l’objet même de la recherche qu’il menait dans le North End de Boston, un quartier pauvre habité par des immigrants italiens.
Décrypter les liens entre interactions, sentiments et performances
L’histoire de Slim Suite à une série d’événements, Slim avait été marginalisé dans sa bande. Cette marginalisation avait entraîné chez lui un état dépressif et la réapparition de cauchemars quotidiens, en même temps qu’une baisse notable de sa performance au bowling, où il ne réussissait plus ses coups habituels. Sa réinsertion comme membre éminent de la bande va déclencher la dynamique inverse : ses cauchemars et son état dépressif vont reculer et son bowling redevenir conquérant, au point qu’il obtiendra le meilleur score de l’année.
V_Whyte_25901 – W. Foote Whyte – L’histoire de Slim – à venir
Cette histoire simple concrétise bien le mode de raisonnement, voire le projet intellectuel qui sous-tend les travaux du courant interactionniste. Il est construit autour de l’interdépendance de trois données : l’interaction entre la personne et les autres (la structure des contacts interpersonnels), les sentiments (la manière dont la personne perçoit et ressent le monde autour d’elle) et les activités (dans l’exemple de W. Foote Whyte, la performance de Slim au bowling ; au sein d’une organisation, le comportement au travail mesurable en termes de productivité). Un changement dans un de ces trois domaines entraîne des changements dans les deux autres : ainsi un changement dans les interactions d’une personne se répercutera à la fois sur ses sentiments et sur ses activités, un changement de ses activités affectera les interactions de cette personne et la manière dont elle ressent « le monde », et ainsi de suite. Et chacune de ces trois dimensions peut être modifiée par les caractéristiques technologiques, sociales et culturelles de l’environnement de la personne. Dans une tentative ultérieure (1959) de formalisation du cadre conceptuel employé, W.F. Whyte ajoutera une quatrième variable, à savoir la technologie, en tant qu’elle influence naturellement les activités, et structure fortement les possibilités d’interaction.
Les limites du modèle interactionniste
Laissant de côté le système hiérarchique formel et traitant implicitement d’une organisation comme s’il s’agissait simplement d’une pyramide de relations informelles, un tel modèle théorique a très vite montré ses limites. Il a certes permis d’interpréter de manière très convaincante le développement des phénomènes spontanés de leadership au sein de groupes informels, de décrire le foisonnement des réseaux et des cliques informels derrière l’organigramme (M. Dalton), et d’éclairer l’influence du contexte technologique et culturel sur les comportements des membres d’une organisation (W. F. Whyte, D. Roy, G. C. Walker et R. H. Guest, L. Sayles, C. Argyris). Mais il n’a jamais démontré de manière convaincante le lien entre les sentiments et les interactions d’une part, la productivité des individus et le fonctionnement d’ensemble (la performance) d’une organisation, d’autre part. C’est que la dynamique des rapports humains au travail est irréductible à une interprétation en termes seulement affectifs.
« Aller voir » pour comprendre
V_Whyte_25919 – W. Foote Whyte – Méthode d’interview – à venir
L’apport principal de ce courant et son impact le plus sensible et le plus durable se situent sur deux plans. Le premier est le raisonnement qu’il propose, lequel a contribué à acclimater une vision plus relationnelle de l’individu au travail. Le comportement de l’individu au travail n’est plus avant tout lié à sa personnalité. Pour le comprendre, il faut le replacer dans la configuration interactionniste (relationnelle) dans laquelle il se déploie et l’envisager dans l’ensemble des actions/réactions qui forment la trame des interactions. Le deuxième plan est d’ordre méthodologique. En effet, aux États-Unis comme un peu plus tard en Europe occidentale, ce courant va inspirer une approche empirique du monde du travail, une approche dont le premier souci sera « d’aller voir » dans les usines et les administrations, les ateliers et les bureaux pour observer concrètement et minutieusement comment les choses se passent réellement, afin de comprendre les régularités des comportements et la logique des individus face aux exigences de la production.
V_Whyte_25903″ W. Foote Whyte – L’annexe méthodologique de Street Corner Society (à venir)
Cette approche a permis d’accumuler un corpus de connaissances positives sur les comportements humains dans la production – face aux changements techniques, face aux volontés de rationalisation, de standardisation et/ou de modernisation dont ils peuvent être l’objet –, un corpus dont la composante descriptive n’a de fait rien perdu de son actualité.
A venir
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