Par Erhard Friedberg
Au début des années 1960, à son retour des États-Unis où il vient d’écrire une première version en anglais de son livre Le Phénomène bureaucratique, Michel Crozier travaille à l’achèvement de son manuscrit en français.
Dans le même temps, cet intellectuel très lié au milieu réformateur de l’élite administrative française de l’époque, décide de lancer un nouveau programme de recherche sur l’administration territoriale française face au changement. Ce programme va servir d’ancrage à un groupe de jeunes chercheurs qui vont se réunir, autour de Michel Crozier, dans ce qui va devenir en 1965 le Centre de Sociologie des Organisations. Les travaux de recherche qui vont s’y réaliser entre 1965 et 1975, ainsi que la réflexion collective à laquelle ces travaux vont donner lieu, seront la matrice à la fois institutionnelle et intellectuelle d’une approche pour l’étude de l’organisation qui, quinze ans plus tard, sera connue comme « l’école française de sociologie des organisations ».
M. Crozier raconte comment il s’intéresse aux préfectures…
L’approche est double. À l’encontre de tous les déterminismes qui voudraient expliquer l’organisation par des lois sociales, économiques, technologiques, elle souligne tout d’abord le caractère construit et radicalement contingent de l’organisation : celle-ci est un construit social que les hommes ont inventé pour structurer et mener à bien leur difficile coopération malgré leurs intérêts divergents, un construit social qui partage l’irréductible indétermination de l’action humaine qui lui a donné naissance. D’autre part, elle situe d’emblée le « phénomène organisationnel » dans sa généralité : les organisations sont un objet intéressant non pas pour elles-mêmes, mais parce qu’elles constituent l’artefact dont l’analyse permet de mieux comprendre les mécanismes généraux qui sous-tendent et médiatisent la coopération humaine dans l’action collective et de mieux faire ressortir les contraintes qu’impose cette médiation à la capacité et à la liberté d’action des participants.
Une approche du « phénomène organisationnel »
Cette approche est naturellement inséparable de la perspective d’analyse initiale développée par M. Crozier dans Le Phénomène bureaucratique, qui repose sur une synthèse originale de l’approche cognitive et behavioriste du groupe de Carnegie, formé autour de Herbert A. Simon, et les études plus classiquement sociologiques des dysfonctions bureaucratiques de Peter M. Blau, Philip Selznick et surtout Alvin Gouldner. Mais elle doit aussi beaucoup à sa confrontation continue avec les sciences sociales américaines des années 1960, notamment les études sur la décision et l’action collective (Allison, Robert Dahl, Alfred Hirschman, Charles E. Lindblom, James G. March, Mancur Olson et Thomas C. Schelling). Elle s’est nourrie enfin des apports conceptuels et méthodologiques des programmes de recherche réalisés entre 1965 et 1975 au sein du Centre de sociologie des organisations par Renaud Sainsaulieu sur l’apprentissage culturel dans les entreprises et par Erhard Friedberg, Catherine et Pierre Grémion, Jean-Claude Thoenig et Jean-Pierre Worms sur l’administration française face au changement.
M. Crozier – L’organisation
Des acteurs contraints et libres…
Telle qu’elle est formulée dans L’analyse sociologique des organisations, L’acteur et le système et Le pouvoir et la règle, cette approche combine une pratique de recherche et un mode de raisonnement qui articulent et mettent en œuvre trois notions : « stratégie », « pouvoir » et « jeu ». Toute organisation est comparable à la structure d’un jeu, dans lequel les participants sont à la fois contraints et libres. Ils sont contraints parce que, s’ils ne veulent pas perdre mais s’en tirer aussi bien que possible, ils doivent tenir compte des règles du jeu. Celles-ci définissent à la fois la valeur des cartes que chacun d’entre eux peut jouer et les éventails de comportements acceptables pour les jouer. Mais ils sont aussi libres, car leurs comportements réels ne leur sont pas prescrits : ils peuvent se lire comme le résultat d’un choix parmi les possibilités perçues par eux dans le jeu. Ces comportements se comprennent comme un choix (une stratégie) par lequel les participants s’ajustent à une situation et tentent de tirer profit des contraintes et des ressources qu’elle recèle, en fonction de ce qu’ils perçoivent comme leur propre intérêt.
M. Crozier – La stratégie
Des comportements rationnels
Ces comportements ne sont donc pas aléatoires : ils sont rationnels — au sens de la « rationalité limitée » de H. Simon —, ils ont un sens pour ceux qui les adoptent. Ils correspondent à un ajustement considéré comme raisonnable face à une situation, dans les limites de la perception que les intéressés ont de la situation — de ses opportunités et de ses contraintes —, et de leurs capacités à en tirer parti.
Les relations de pouvoir : une inévitable médiation
La situation, elle-même, n’est ni neutre ni transparente : elle est plutôt un ensemble de relations de pouvoir, lesquelles naissent des interdépendances entre les individus lors de la résolution de leurs problèmes communs. Ces relations de pouvoir sont la médiation inévitable entre les objectifs assignés et les moyens humains indispensables pour les atteindre. Elles structurent et régulent les interdépendances créées par la coopération humaine, à laquelle les individus ne peuvent échapper dans la réalisation de leurs activités et de leurs projets.
M. Crozier – Dépendance et pouvoir (L’exemple du SEITA)
Le « fait organisationnel »
Résumée ainsi dans ses éléments essentiels, cette approche déborde largement le cadre d’une réflexion sur les organisations « formelles » au sens restreint du terme, de même qu’elle transcende les distinctions bien connues entre les différentes formes d’organisations — les hôpitaux, les entreprises, les administrations… Elle s’interroge sur le problème que toutes ces formes d’organisation ont à résoudre, à savoir le problème de la coopération entre acteurs aux intérêts divergents et, par conséquent, celui de la coordination de comportements individuels non spontanément convergents. Elle est donc centrée autour d’une problématique du « fait organisationnel », qui vise à comprendre les processus par lesquels les hommes cherchent à s’organiser ou acceptent d’être organisés pour la poursuite de buts collectifs, étant entendu que personne ne renonce pour autant à poursuivre ses propres intérêts, qui, répétons le, ne sont pas nécessairement convergents avec ceux des autres.
« L’organisation », un processus
On le comprend, cette approche banalise l’organisation formelle, qui devient un espace d’action parmi d’autres, dont les contraintes structurent l’action collective des hommes. Les caractéristiques particulières de cet espace, et notamment l’existence d’une structure et d’une frontière formalisées, de buts et de règles écrits, rendent simplement les choses plus visibles et plus faciles à étudier. Il est donc possible (et souhaitable) de rechercher « l’organisation » — c’est-à-dire les structures de pouvoir et de jeux induisant des logiques et des régularités de comportements — derrière l’apparent désordre d’espaces d’action plus flous et moins clairement délimités, comme par exemple une cité de banlieue, un marché économique, un processus de décision, la mise en œuvre d’une politique publique faisant interagir un grand nombre d’acteurs (individuels et collectifs) du secteur public et privé ou encore une mobilisation collective. En somme, « l’organisation » entendue ainsi est au cœur de tout ce qui relève de l’action collective des hommes.
Une sociologie politique de l’action collective
Déterminer les « acteurs » pertinents, comprendre les interdépendances qui les lient, les relations de pouvoir qui découlent de ces liens, pour reconstruire les mécanismes de régulation qui font tenir le tout et créent « l’organisation », constituent, dans ces espaces plus flous, des opérations souvent plus complexes et difficiles. Mais une telle recherche vaut d’être faite, car ses résultats renseignent sur les limites et les contraintes qui pèsent sur la liberté et donc sur la capacité d’action, de décision et d’innovation des acteurs parties prenantes de l’espace étudié.
De la sociologie à l’action : l’analyse stratégique
L’approche de l’école française de sociologie se présente en définitive comme une sociologie politique de l’action collective. Plus qu’une théorie substantive, c’est un mode de raisonnement qui fournit une grille d’analyse pour :
• découvrir les pratiques des acteurs dans un espace d’action, et la manière dont leurs pratiques forment un « système », c’est-à-dire comment elles renvoient et s’articulent les unes aux autres. C’est dire que l’idée est de partir des pratiques des acteurs et de rechercher derrière le sens qu’ils leur donnent, la nature et les règles des jeux (formelles et informelles, qu’ils jouent ensemble consciemment ou tacitement et qui forment en dernière analyse ce qu’on appellera l’organisation ;
• comprendre les contraintes et les limites que ces pratiques — et les arrangements par lesquels elles sont articulées et ajustées les unes aux autres — imposent à la volonté et aux objectifs des initiateurs ou des responsables.
Deux remarques supplémentaires doivent être faites ici pour éviter qu’on ne confonde cette grille d’analyse avec l’idée, voire le paradigme, de choix rationnel. La première remarque concerne la rationalité. Ici, elle n’est rien d’autre que le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques. C’est une rationalité subjective qui n’est pas donnée d’avance, mais qui émerge de l’action. Elle est donc une hypothèse de recherche pour découvrir l’univers de règles particulières qui structure les pratiques observées. La deuxième remarque a trait aux notions d’« action » et d’« acteur ». Celles-ci ne s’opposent nullement à l’idée de contraintes structurelles : contraintes et actions sont ici les deux faces d’une même médaille, et ne peuvent être pensées séparément. L’acteur et son action sont toujours « encastrés » (pour utiliser un vocabulaire plus moderne), mais en même temps, cet « encastrement », pour exister, a besoin des acteurs qui l’effectuent et le mettent en œuvre par et dans leurs actions. C’est précisément parce que l’acteur ne peut être pensé indépendamment des structures dans lesquelles et à travers lesquelles il agit, qu’on peut utiliser sa pratique pour en saisir et reconstruire le cadre. Ce mode de raisonnement est inséparable d’une méthodologie d’enquête qui repose sur l’enquête de terrain, dont certains traits peuvent sembler surannés aujourd’hui mais qui, à l’expérience, s’avèrent fort utiles pour forcer le chercheur à ne pas perdre de vue précisément les réalités du terrain. L’enquête de terrain, c’est-à-dire à la fois l’observation directe et l’écoute attentive des acteurs (individus de différents rangs, statuts, responsabilités) dans leurs champs d’action. Cette observation du terrain n’interdit pas de s’intéresser aux documents ni aux données chiffrées, et toute information sur le champ d’enquête est bienvenue. Mais l’instrument essentiel reste l’entretien qualitatif semi-structuré, qui permet au chercheur de brasser un certain nombre de grands thèmes transversaux, et ,avant tout, de mettre en œuvre une écoute aussi attentive que possible des acteurs et de leur version et/ou vision du champ d’action étudié. L’exploitation du matériau ainsi recueilli, c’est-à-dire, pour l’essentiel, la triangulation continue et systématique des entretiens, lui permettra de reconstruire la nature des contraintes structurelles que ces acteurs partagent du fait de leurs interdépendances, et qui donnent sens à leurs actions.
M. Crozier – Le rôle du sociologue
Enfin, ce mode de raisonnement fournit aussi une méthodologie de l’action qui permet de penser et de conduire des processus de changement visant à modifier les pratiques des acteurs et les structures de jeux dont elles tirent leur rationalité. Connu sous le nom « d’analyse stratégique des organisations et des systèmes », ce mode de raisonnement et sa grille d’analyse ont connu une grande diffusion dans les administrations, les entreprises et les cabinets de conseil en France.