Par Greta HSU – traduit de l’américain
En 1977, Michael T. Hannan et John H. Freeman publient « The Population Ecology of Organizations », un article théorique centré sur la question suivante : « pourquoi existe-t-il une telle variété d’organisations ? » Cette question et l’approche générale proposée par les auteurs pour y répondre ont mené à l’un des programmes de recherche centraux en théorie des organisations : l’écologie organisationnelle.
Histoire et influences intellectuelles
M. Hannan et J. Freeman se sont inspirés de la bioécologie des populations néoclassiques, laquelle traite des interactions des organismes biologiques tant au sein de populations qu’avec leurs environnements externes. Bien que la bioécologie n’ait jamais été considérée comme facilitant la compréhension des organisations, M. Hannan et J. Freeman proposent plusieurs principes écologiques clés qui ont défini et distinguent leur approche d’autres perspectives sociologiques sur les organisations.
2008 – Michael Hannan : les origines de l’écologie organisationnelle
Premier principe : l’écologie des organisations se concentre sur les dynamiques des populations plutôt que sur celles des organisations. Une « population » se définit par un ensemble d’organisations partageant une « forme » commune, telles que les constructeurs automobiles (Hannan, Carroll, Dundon, et Torres, 1995), les éditeurs de journaux (Carroll 1985), les syndicats de travailleurs (Hannan et Freeman, 1989), les firmes d’audit (Boone, van Witteloostuijn, et Carroll, 2002) et les organisations de mouvements sociaux (Minkoff, 1997). Ces études observent les interactions tant au sein des populations d’organisations qu’entre populations, et considèrent les autres organisations comme un élément clé des environnements externes qui façonnent le succès et la survie des organisations. En se concentrant sur la population, les chercheurs sont en mesure d’examiner les moteurs de l’émergence et de la croissance de nouvelles formes d’organisations, tout autant que ceux du déclin puis de la disparition d’autres formes, questions qui font partie intégrante de la compréhension des changements dans la diversité organisationnelle.
2008 – M. Hannan – Étudier la démographie des organisations
2008 – M. Hannan – Qu’est-ce qu’une population d’organisations ?
Deuxième principe : leur approche souligne le rôle de la sélection comme moteur principal des changements dans la diversité organisationnelle. La plupart des théories des organisations considèrent les changements dans le monde des organisations comme le fruit de processus d’adaptation tels que l’apprentissage et l’imitation. Par contraste, les écologistes des organisations soutiennent que de fortes pressions inertielles limitent les efforts d’adaptation des organisations à leurs environnements externes. Ainsi, d’importants détenteurs de ressources tels que les investisseurs, les clients, apprécient les organisations qui sont fiables et dont la qualité des produits fluctue peu. Les organisations répondent à ce besoin de fiabilité en développant des routines et des processus stables. Les acteurs externes apprécient également la responsabilité — la capacité à construire des fondements rationnels aux actions des organisations. Les organisations deviennent responsables en développant et en soutenant l’utilisation de règles et de procédures adéquates. Ces routines, ces règles et ces procédures créent de l’inertie dans les organisations, ce qui les empêche de changer au rythme des conditions sociales, culturelles, économiques et technologiques qui les entourent (Hannan et Freeman, 1984).
2008 – M. Hannan – Pourquoi parler d’inertie structurelle ?
Cette relative inertie octroie un rôle majeur à la sélection dans les changements à long terme de la diversité organisationnelle. Des organisations et des formes d’organisation qui ne sont plus en mesure de suivre la cadence de leurs environnements changeants déclinent pendant que de nouvelles formes d’organisations émergent.
Troisième principe : l’écologie organisationnelle documente les histoires de vie de toutes les organisations d’une population, retraçant les événements clés tels que la création, les fusions et les dissolutions. En observant toutes les organisations, et pas seulement les plus grandes ou les plus en vue, les chercheurs repèrent toute la diversité des organisations qui sont en concurrence dans un domaine donné. Cela leur permet d’éviter que la sélection ne soit biaisée par la seule étude des succès reconnus, et d’avoir une compréhension plus riche des processus à l’origine des succès et des échecs des organisations. De plus, en suivant les organisations tout au long de leur existence, ils saisissent l’influence durable que les conditions environnementales externes exercent à un moment donné (notamment à la création) sur le développement et le succès des organisations.
2008 – M. Hannan – Analyser l’ensemble d’une population sur toute son histoire
Au fil des années, ces idées directrices ont produit différentes lignes de recherche qui soulignent toute l’importance des processus de sélection dans le formatage des dynamiques au sein du monde des organisations. Ces recherches ont également encouragé une grande convergence dans les méthodes et les pratiques de l’ensemble des études empiriques. Pour illustrer comment on peut étudier les dynamiques organisationnelles dans cette perspective, nous évoquerons ci-après deux aspects centraux de la théorie, la « dépendance à l’égard de la densité » et le « partage des ressources ».
Principaux aspects théoriques
La théorie de la « dépendance à l’égard de la densité »
La théorie de la « dépendance à l’égard de la densité » étudie l’évolution à long terme des populations en observant la relation entre la densité organisationnelle (le nombre d’organisations dans une population) et deux processus sociologiques importants : la légitimité et la concurrence (Hannan et Freeman, 1989). Au cœur du modèle se trouve l’idée que la légitimité (ou son caractère évident, c’est-à-dire considéré comme acquis) d’une population tout autant que les pressions de la concurrence en son sein augmentent avec la densité, mais à des vitesses différentes : la légitimité est censée augmenter à une vitesse décroissante alors que la concurrence augmente à vitesse croissante. Ceci affecte l’évolution à long terme des populations en façonnant les taux de création et de disparition. Lorsque la densité commence à augmenter, le taux de création de nouvelles organisations devrait augmenter dans la mesure où leur légitimité s’accroît. Mais à des niveaux de densité plus élevés, la pression de la concurrence domine généralement, ce qui fait qu’un accroissement de la densité entraîne la diminution des taux de création. Pour la mortalité, le modèle doit être inversé : le taux de mortalité devrait d’abord décroître puis augmenter avec la densité. Ce modèle de base s’est vérifié dans une grande variété de populations et s’est affiné de nombreuses manières au fil des années (pour une révision, voir Carroll et Hannan, 2000).
Le « partage de ressources »
Quant au « partage de ressources », il analyse les régularités, apparemment paradoxales, observées dans de nombreux marchés : quand les grandes organisations généralistes croissent en taille et affirment progressivement leur domination, les petites organisations spécialisées prolifèrent (Carroll, 1985). Selon la théorie du partage de ressources, deux conditions sont nécessaires pour observer ce modèle : la présence de grandes économies d’échelle ou de gamme, et une concentration des ressources au centre du marché. Dans les marchés présentant ces conditions, la concurrence entre généralistes convoitant le centre du marché, riche en ressources, a de fortes chances d’être fondée sur la recherche de la taille. Au fur et à mesure que les plus petits généralistes échouent, ceux de taille supérieure qui leur survivent grossissent. Et avec l’accroissement de la concentration des généralistes, la zone pauvre en ressources qui se trouve hors de leur cible s’agrandit, ce qui offre de nouvelles opportunités aux spécialistes qui ciblent la périphérie du marché, et c’est ainsi que leur nombre augmente. Ce modèle suggéré d’évolution des généralistes et des spécialistes sur un même marché a pu être confirmé empiriquement à maintes reprises (ex. Carroll, 1985; Boone et van Witteloostiujn, 1995; Swaminathan, 1995; Dobrev, 2000).
Une nouvelle orientation
Depuis son origine, l’écologie des organisations a une forte orientation empirique. Cependant, dans les dernières années, des chercheurs au sein de ce programme se sont attachés plus particulièrement à la réévaluation de ses fondements théoriques. Pour l’essentiel, cela a consisté à chercher à (re)conceptualiser la notion de « forme », un construit central pour ce programme de recherche qui se focalise sur les populations. M. Hannan et J. Freeman (1977, p.935) avaient initialement défini une « forme » comme le « projet pour l’action d’une organisation », détaillant les « règles et procédures pour l’obtention et la conformité des inputs en vue de produire un produit ou une réponse organisationnelle ». Ils avaient souligné cependant que la spécification d’une forme dans la recherche empirique peut être très compliquée, et avaient pris la précaution de dire qu’avec le développement de cet ensemble de recherches, le problème de la définition de formes demanderait une bien plus grande attention (Hannan et Freeman 1989). Leur mise en garde s’est révélée correcte : dans les années qui ont suivi, on a pu observer un grand nombre de désaccords entre les chercheurs sur la manière de définir les formes et leurs limites (Romanelli,1991).
2008 – M. Hannan raconte ici la nouvelle étude en cours
2008 – M. Hannan – Les « frontières floues »
Pour résoudre ce problème, Hannan, Pólos, et Carroll (2007) ont récemment proposé une théorie formelle qui souligne le rôle des publics dans l’identification et la délimitation d’une forme. Cette théorie apparente les formes à des catégories et traite les deux comme un genre spécifique d’identités collectives. Une catégorie naît lorsque les membres d’un public reconnaissent un groupe de producteurs comme appartenant à un ensemble commun et s’accordent sur un label pour ce groupe ainsi que sur sa signification. Cette catégorie prend le statut de « forme » lorsque sa légitimité est importante ou quand elle est considérée comme une évidence par les membres d’un public. La perception de l’appartenance à une forme est importante pour la compréhension du succès des organisations puisque les membres importants du public (ceux qui détiennent les ressources matérielles et sociales dont les organisations ont besoin pour survivre) identifient et évaluent les organisations sur la base de cette perception.
Cette nouvelle conceptualisation constitue un grand pas en avant pour un traitement original des populations. Tout d’abord, elle garantit que les populations étudiées par les chercheurs correspondent à des distinctions qui font sens aux yeux des publics pertinents. De nombreux travaux empiriques sur les formes ont évité ces complexités théoriques en spécifiant leurs populations d’organisations simplement sur la base des classifications par marché industriel ou par marché de produit utilisées dans les archives. Il est important de s’assurer que ces distinctions correspondent à des identités significatives aux yeux des publics pertinents dans la mesure où « la valeur d’une recherche sur une population dépend grandement du fait que les populations étudiées représentent des instances d’unités sociales significatives » (Hsu et Hannan, 2005, 475). Cette nouvelle conceptualisation ouvre également la voie à un traitement plus réaliste et plus nuancé de l’appartenance à des catégories ou à des formes. Par le passé, les organisations étaient soit à l’intérieur soit à l’extérieur d’une catégorie. Or de nombreuses organisations ne s’inscrivent pas parfaitement dans les limites d’une catégorie et sont plutôt perçues par les publics comme des membres seulement « partiels ». C’est pourquoi Hannan et al. (2007) suggèrent que l’« appartenance » à des catégories ressemble à un ensemble flou dans lequel différentes organisations s’inscrivent à des degrés variables (c’est-à-dire ont différents degrés d’appartenance à la catégorie). Ce changement d’approche dans la conceptualisation des formes a des implications importantes pour la théorisation de l’écologie des organisations.
La théorie de la « dépendance à l’égard de la densité » (density dependance) est un exemple. Comme souligné précédemment, un élément essentiel sous-jacent à la théorie de la dépendance à l’égard de la densité est la relation entre densité de population et légitimité sociale. Un accroissement du nombre d’organisations au sein d’une population est supposé augmenter la légitimité d’une catégorie, ce qui à son tour accroît la quantité de ressources disponibles et fait augmenter le nombre de créations. Cependant, si le degré d’appartenance des organisations à une catégorie varie, il est probable que leur contribution à la légitimation de cette population varie également. McKendrick et al. (2003) ont observé que le nombre grandissant de producteurs de disk-arrays ne créait pas une forme hautement légitime car nombre d’entre eux venaient d’industries diverses et gardaient souvent leurs activités dans ces secteurs. Dans le langage utilisé ici, ces producteurs n’étaient que « partiellement » membres de la catégorie des disk-arrays. D’un autre côté, lorsqu’augmentait le nombre d’organisations ayant une identité affirmée de producteurs de disk-arrays (c’est-à-dire avec un degré plus élevé d’appartenance à la catégorie producteurs de disk-arrays), la légitimité de cette catégorie s’accroissait également. Élargissant cet argument, Hannan et al. (2007) ont proposé un nouveau concept pour la théorie de la dépendance à l’égard de la densité : le « contraste » ou le taux moyen d’appartenance des organisations à une catégorie. Le contraste saisit la différenciation d’une catégorie par rapport à son contexte social. Lorsque le contraste d’une catégorie augmente, les membres de son public sont enclins à former des croyances plus fortes et à s’accorder sur la signification du label. Il en résulte que la légitimité augmente. Dans cette nouvelle perspective, c’est le « contraste » et non nécessairement la densité qui conduit à la légitimation d’une catégorie.
Cette re-conceptualisation des formes comporte également des implications significatives pour la recherche empirique. Comme les écologistes des organisations cherchent à collecter des informations sur les histoires de vie de toutes les organisations d’une même population, ils se sont pendant longtemps appuyés sur les sources d’archives qui couvrent l’histoire complète des industries. Mais un traitement des « formes », centré sur leur public, exige des chercheurs qu’ils dirigent leur attention vers les perceptions et les croyances contemporaines des publics pertinents, et qu’ils collectent des données longitudinales rétrospectives à partir de points de vue multiples. Cela les pousse à chercher des moyens pour saisir la nature partielle des appartenances à une catégorie, ce qui exige souvent de collecter des données relatives non seulement à une population mais à la multiplicité de populations liées à la catégorie (Hannan, prochainement révisé).
En résumé, cette re-conceptualisation ouvre la voie à un nouvel ensemble de questions pour la recherche, liées à des problématiques essentielles telles que la légitimation des formes, le mélange des frontières entre les formes d’organisations et l’émergence de nouvelles formes. Elle conduit les écologistes des organisations à identifier de nouvelles manières de comprendre les sources de diversité dans le monde des organisations.