COURANT – Les dysfonctions bureaucratiques

Par Erhard Friedberg

Avant tout, écoutons Philip Selznick

Au cours des années 1940 et 1950, la bureaucratie constitue un thème de choix pour la recherche empirique sur les organisations, notamment aux États-Unis. Cet intérêt s’explique par la fascination mêlée d’angoisse qu’inspirent la prolifération des grands appareils administratifs et le développement apparemment inexorable de l’entreprise de type bureaucratique depuis le début du siècle. 

D’un côté, à la suite des travaux de Max Weber sur la bureaucratie (1922), ce développement est interprété comme la preuve de la plus grande efficacité offerte par la standardisation, la formalisation et la dépersonnalisation, caractéristiques de ce type d’organisation. M. Weber parle à cet égard de la « cage d’acier » de la rationalité et de la modernité. De l’autre, dans la lignée des réflexions de Robert Michels (1911) et de sa loi d’airain de l’oligarchie, le développement des pouvoirs de conditionnements déshumanisés et les tendances oligarchiques ou technocratiques inhérentes aux grandes organisations bureaucratiques, qu’elles soient privées ou publiques, apparaît comme une menace pour les idéaux de réforme et de démocratie : pour atteindre ces idéaux, les hommes sont prisonniers des moyens qu’ils emploient — les organisations —, et dont la logique de fonctionnement va à l’encontre de ces mêmes idéaux.

Les dysfonctions de la bureaucratie

Le premier intérêt des études de Peter M. Blau, Michel Crozier, Alvin Gouldner, Seymour M. Lipset, Robert Merton et Philip Selznick est d’avoir considéré la bureaucratie, non pas comme une forme d’organisation abstraite, mais comme un système social complexe qu’il convient aussi de saisir dans le vécu des individus, pour en comprendre la structure et la dynamique informelles. S’appuyant sur des techniques d’observations directes, inspirées notamment des méthodes des interactionnistes et de la sociologie industrielle d’alors (observations participantes et non participantes, mesures des interactions, interviews…), ces travaux développent une vue plus riche et surtout plus nuancée de la bureaucratie qui remet en cause sa prétendue efficacité. Ils démontrent que finalement, loin d’être toujours efficace, l’organisation bureaucratique manque de souplesse, que ses fonctionnements sont lourds, et surtout, qu’elle induit des comportements « dysfonctionnels », c’est-à-dire des comportements qui nuisent à la réalisation des buts poursuivis. Il est tout à fait normal que, partant des acquis tout récents du mouvement des relations humaines, les premières études de la bureaucratie aient mis l’accent sur les conséquences « dysfonctionnelles » ou pour le moins inattendues du mode d’organisation bureaucratique fondé notamment sur la standardisation des tâches, la multiplication de règles formelles et impersonnelles définissant à l’avance ce qui devait être fait dans telle ou telle situation, et la stricte hiérarchisation des droits et des devoirs de chaque participant.

1. R. Merton souligne ainsi que l’existence de règles impersonnelles crée des comportements rigides et ritualistes chez les membres d’une bureaucratie, ce qui nuit à la capacité de celle-ci à répondre aux demandes de la clientèle ;

2. P. M. Blau montre que, dans les services qu’il observe, il y a des hiérarchies de statuts entre collègues qui ne correspondent à aucune disposition formelle, mais qui sont liées à la capacité différentielle des agents de renseigner leurs collègues pour les dossiers difficiles.

Peter Blau raconte

3. De même, P. Selznick montre comment la spécialisation des rôles, instituée en vue d’augmenter la compétence et l’efficacité des fonctionnaires, entraîne la fragmentation et le cloisonnement entre les différents experts, ce qui s’avère nuisible à leur nécessaire coopération. Mais ces études ne se contentent pas de démontrer l’inefficacité de la bureaucratie. Dans la foulée de R. Merton et de son analyse des conséquences imprévues de l’action et des « fonctions latentes » des structures sociales, elles proposent deux interprétations complémentaires à l’émergence de la bureaucratie.

Les « cercles vicieux de bureaucratisation »

Ces études montrent que la bureaucratie est le lieu — et le produit — de « cercles vicieux de bureaucratisation », les conséquences inattendues et dysfonctionnelles des structures bureaucratiques y étant combattues par une accentuation des traits organisationnels à l’origine de ces « dysfonctions ».

A. Gouldner, dans son enquête sur le fonctionnement d’une mine de gypse, analyse le « cercle vicieux de la surveillance » : les règles formelles, instituées pour renforcer le contrôle sur les ouvriers et pour combattre leur manque de motivation, accroissent en fait leur apathie, c’est-à-dire leur tendance à utiliser les règles comme une protection et comme un moyen de marchandage. Cette conséquence (inattendue) est combattue par un nouveau renforcement de la surveillance et des règles qui l’encadrent, ce qui a pour effet d’augmenter encore l’apathie et la passivité des ouvriers…
M. Crozier, sur les traces de A. Gouldner, analyse dans Le Phénomène bureaucratique, le « cercle vicieux de l’impersonnalité et des pouvoirs parallèles » : la prolifération des règles impersonnelles, qui devrait éliminer les incertitudes et rendre le fonctionnement plus prévisible, accroît au contraire le pouvoir de ceux dont l’organisation a besoin pour maîtriser les quelques zones à problèmes qui subsistent. Les relations de pouvoir et de dépendance et les privilèges qui se créent autour de la maîtrise de ces « zones à problèmes » justifient la peur de rapports de dépendance, ce qui accentue la pression pour la centralisation et l’impersonnalité…
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David Hickson parle de M. Crozier et du pouvoir

Soulignons que de tels raisonnements (en termes de cercles vicieux et de boucles de rétroaction où une structure induit un comportement qui induit un renforcement de la structure et ainsi de suite…) sont en fait d’une grande modernité. Ils préfigurent en quelque sorte l’application d’une logique systémique où les structures constituent à la fois une contrainte pour l’action et doivent être analysées comme telles, mais où elles sont aussi le produit de cette même action qu’elles contraignent.

Les « fonctions latentes », une explication à la bureaucratisation ?

Il s’avère donc que la prolifération des règles formelles qui caractérise la bureaucratie, remplit, à côté de ses « fonctions manifestes » (c’est-à-dire ce à quoi elle est censée servir), un certain nombre de « fonctions latentes ».
A. Gouldner distingue cinq « fonctions latentes ».
1. Les règles « impersonnelles » de la bureaucratie permettent le contrôle à distance.
2. De ce fait, en réduisant les relations interpersonnelles, elles constituent un écran et une protection.
3. Elles légitiment les sanctions.
4. Elles restreignent l’arbitraire du supérieur en codifiant les possibilités de sanctions.
5. Elles rendent possible l’apathie — c’est-à-dire des comportements qui se résument à l’application des règles à la lettre —, ce qui permet, quand la hiérarchie a besoin d’un zèle supplémentaire, le marchandage avec celle-ci. M. Crozier élargit l’interprétation : pour lui, le mode d’organisation bureaucratique, fondé sur la prolifération de règles écrites, est un moyen d’échapper aux relations de « face-à-face » et à l’arbitraire des relations de pouvoir et de dépendance directe. Sa « fonction latente » est d’aménager et d’apprivoiser les rapports de pouvoir sans lesquels il n’y a pas d’action collective et pas d’organisation.

Dépasser l’opposition entre la structure formelle et le facteur humain, créateur de structures informelles

M. Crozier – Du système au pouvoir

Le mérite fondamental des études de la bureaucratie est d’avoir dépassé l’opposition stérile, caractéristique du mouvement des relations humaines, entre des structures formelles — censées émaner de la rationalité et de l’efficacité —, et un fonctionnement empreint d’affectivité, d’irrationalité et/ou produit de conditionnement. Plus ou moins explicitement selon les cas, ces études n’opposent plus la rationalité des structures à l’affectivité des hommes. Elles interprètent au contraire ces structures comme une réponse aux problèmes que posent les limites cognitives et l’affectivité des êtres humains. Tel est bien le sens profond du raisonnement en termes de « fonctions latentes » et de « cercles vicieux ». L’émergence et le maintien des structures et des buts d’une organisation ne sont plus ici considérés comme l’expression d’une logique en quelque sorte extérieure et supérieure aux rapports entre ses membres. Ils trouvent leur sens et leur justification dans la nature même de ces rapports.

M. Crozier – L’organisation, un ensemble de relations

L’organisation : des structures, des buts et des comportements

Bref, au lieu d’être traités comme des données exogènes — c’est-à-dire extérieures aux interactions entre les membres d’une organisation —, les structures et les buts de celle-ci sont considérés comme le produit des interactions, n’existant pas indépendamment des processus de négociation qu’ils encadrent, mais étant générés par eux et par rapport à eux. C’est pourquoi M. Crozier, dans la troisième partie de son livre Le Phénomène bureaucratique, a raison de souligner que les structures et les buts formels d’une organisation n’ont pas d’existence propre en dehors des comportements humains qui leur donnent naissance et qui les font vivre. Ils ne disposent d’aucune rationalité intrinsèquement supérieure à ceux-ci, et ne peuvent en aucun cas être analysés indépendamment. Ils forment un tout inséparable avec ces comportements et retrouvent leur sens, mais aussi toute leur contingence, par rapport à eux.