Par Erhard Friedberg
Au moment même où, à l’université de Harvard, le groupe de chercheurs réunis autour de Elton Mayo et de Fritz Roethlisberger cherche à tirer au clair les leçons des expériences menées à la Hawthorne, Herbert A. Simon, jeune étudiant en économie et en sciences politiques de l’université de Chicago, est envoyé par son professeur dans sa ville natale de Milwaukee pour y étudier une expérience de coopération inter-administrative dans la gestion des aires de jeu municipales.
Au cours de l’étude, il découvre avec étonnement que les fonctionnaires de la ville ne prennent pas leurs décisions en matière budgétaire comme le voudrait la théorie micro-économique. Ils ne respectent aucune des prémisses du modèle du décideur rationnel tel qu’il est formulé dans la théorie de la firme. Ils ne cherchent pas systématiquement à mettre à plat les différentes solutions envisageables ni à réunir toutes les informations disponibles sur celles-ci. Ils ne comparent pas leurs coûts et leurs bénéfices respectifs de manière systématique. Ils ne sont pas non plus préoccupés de savoir si l’option qu’ils prônent est bien la meilleure, c’est-à-dire apporte le plus d’avantages au moindre coût. Ils ne calculent pas froidement le pour et le contre d’une solution ou d’une autre. Ils font au contraire preuve d’un grand parti pris, préconisant des solutions différentes en fonction de leurs appartenances organisationnelles. Cette découverte constituera la première pierre de ce qui va devenir la « théorie de la rationalité limitée », laquelle fondera une approche cognitive des organisations comme instruments de prise de décision. Vingt ans seront nécessaires pour qu’elle soit vraiment acceptée et intégrée par les économistes.
Une découverte révolutionnaire
Au sein de l’administration municipale, les fonctionnaires du département « éducation et travail social » arguent en faveur de l’embauche prioritaire d’éducateurs et de travailleurs sociaux, quand ceux du département « parcs et aires de jeux » préconisent la plantation d’arbres dans les aires de jeu. En d’autres termes, les priorités de chacun varient en fonction de son insertion organisationnelle dans la structure municipale et de l’identification professionnelle et organisationnelle qui en découle. Cette découverte constitue la première étape de la révolution intellectuelle qui va engager l’étude des organisations dans une direction toute différente de celle prônée par le « mouvement des relations humaines ». H. Simon enrichira cette découverte les années suivantes par d’autres recherches sur l’administration municipale à Chicago et sur la côte Ouest des États-Unis, et par la lecture admirative et minutieuse de The Functions of the Executive, de Chester Barnard. Il formulera cette nouvelle perspective dans sa thèse de doctorat, publiée sous le titre Administrative behavior, en 1947.
Les limites de la rationalité humaine
Dans ce livre, H. Simon jette les bases de sa théorie de la « rationalité limitée » et développe les prémisses d’une nouvelle approche pour l’étude des organisations, une approche « cognitive », centrée sur l’analyse des mécanismes de la prise de décision humaine dans les organisations. Le point de départ de H. Simon est simple : l’étude des organisations ne trouve utilité et justification que si elle se libère de l’illusion du modèle de la rationalité absolue et optimisatrice de la théorie économique classique. Les observations empiriques qu’il a pu faire ont démontré que les comportements humains dans les organisations ne correspondent nullement à ce modèle. La rationalité des individus est soumise à des limites, et ces limites sont elles-mêmes fonction des particularités des personnes ainsi que des caractéristiques de l’environnement organisationnel dans lequel ces personnes se trouvent placées.
Explorer les limites de la rationalité
Pour H. Simon, une des tâches prioritaires de l’étude des organisations est donc d’explorer les limites de la rationalité et la manière dont les individus cherchent à les dépasser. En effet, même si la conduite humaine ne satisfait pas aux exigences (exorbitantes) de la théorie micro-économique, elle n’est pas aléatoire, et encore moins dans les organisations. Les individus n’y font pas n’importe quoi mais cherchent à réaliser quelque chose par leur action, et, pour y parvenir, raisonnent et calculent au mieux de leurs capacités, certes limitées. Ils ont une rationalité, différente pour chacun d’entre eux, et ils l’emploient dans la poursuite de leurs activités. L’analyse des mécanismes cognitifs et sociaux qui président aux choix des individus intéresse l’étude des organisations, car, d’une part, ces choix ne se comprennent que par référence aux structures et au mode de fonctionnement de l’organisation dans laquelle ils ont lieu et, d’autre part, ils constituent, à leur tour, les pierres sur lesquelles se construisent, jour après jour, les structures et leur mode de fonctionnement.
Simon_25804 – Herbert A. Simon – Aller voir sur le terrain (à venir)
Le groupe de Carnegie
Simon_25810 – Herbert A. Simon – Recherches sur la prise de décision dans les organisations (à venir)</i>
Au cours des années 1950, H. Simon réunit, au Carnegie Institute of Technology, un groupe de chercheurs dont les membres les plus connus seront Richard Cyert, Harold Guetzkow et James March. Ce groupe va travailler sur la manière dont les individus prennent réellement leurs décisions, c’est-à-dire sur les capacités humaines de raisonnement, de calcul, et sur le rôle que jouent les structures organisationnelles dans la structuration mais aussi dans l’amélioration de ces capacités. Les chercheurs vont tenter de répondre à trois séries de questions.
• Comment les individus raisonnent-ils et parviennent-ils à prendre des décisions, malgré les limitations qui caractérisent leurs perceptions de la réalité et leurs capacités à raisonner et à calculer ? • De quelle manière les caractéristiques des structures organisationnelles conditionnent-elles et influencent-elles les prises de décision ?
• Et enfin, quelles sont, en retour, les conséquences de la rationalité limitée des membres d’une organisation sur les structures et le fonctionnement de celle-ci ? Bien que H. Simon se soit détourné assez rapidement de la réflexion organisationnelle pour se consacrer à ses travaux sur l’intelligence artificielle, et que le groupe ait cessé d’exister au milieu des années 1960, ses travaux vont apporter une contribution irremplaçable à l’étude de la décision et à notre compréhension du fonctionnement des organisations.
March_26017 – James G. March – Carnegie, un lieu exigeant et passionnant (à venir)
White_Carnegie – Harrison White – Carnegie, une ambiance stimulante (à venir)
Pour prendre des décisions, les humains ont besoin des organisations
Publiés dans deux livres majeurs (Organizations en 1958, et A Behavioral Theory of the Firm, en 1963), devenus des classiques de la théorie des organisations, et prolongés et amplifiés jusqu’à aujourd’hui par les recherches de J. March, ces travaux vont renouveler radicalement le mode de raisonnement employé pour analyser les organisations. Ils vont élargir et modifier la conception de l’homme au travail, en reconnaissant un minimum de rationalité à ses comportements – il n’est plus ici le simple jouet de ses sentiments, mais, dans les limites de sa rationalité, il est le « décideur » de ses comportements. Ce changement de perspective va obliger l’analyste à prendre au sérieux les comportements des membres de l’organisation comme l’expression d’une intelligence de la situation, au lieu de les déqualifier comme simple « produit de l’affectivité des humains ». Il va, d’autre part, relativiser la rationalité supposée des structures formelles (organigrammes, règles et procédures formelles). Celles-ci n’ont plus de rationalité supérieure à celle des comportements des membres d’une organisation, elles doivent se comprendre et s’analyser à leur tour comme une réponse aux problèmes posés par la rationalité limitée de l’action humaine. Pour prendre des décisions, les humains ont besoin d’organisations qui permettent de pallier les limites de leurs rationalités. En un mot, prise au sérieux dans toutes ses implications, cette perspective conduit à un renversement complet du raisonnement sur le rapport de la rationalité des acteurs et des structures.
Une réception différenciée des deux côtés de l’Atlantique
Il est curieux que les travaux du groupe de Carnegie aient eu si peu de résonance, que ce soit dans la communauté des économistes ou dans la réflexion organisationnelle aux États-Unis. Naturellement, lors de leur publication, leur intérêt a été salué comme il se doit. Mais les économistes ont continué de raisonner à partir d’un acteur omniscient et optimisateur, au moins jusqu’au milieu des années 1970, moment où les analyses du groupe de Carnegie ont connu une seconde jeunesse. Un des événements déclencheurs de cette redécouverte a été la publication, en 1972, de l’article « A Garbage Can Model of Decision-Making », qui développe et pousse à son paroxysme les implications des analyses antérieures, et notamment du livre publié par R. Cyert et J. March en 1963.
March_T5_8 – J. March – Pourquoi parler de « poubelle » ?
Cette même publication a attiré l’attention des analystes de l’organisation sur les écrits du groupe de Carnegie. Aujourd’hui, la situation est bien différente : des éléments de l’approche cognitive, initiée par H. Simon, sont intégrés au courant néo-institutionnaliste, lequel s’est affirmé depuis la fin des années 1970 aux États-Unis et en Scandinavie, avant de se diffuser dans le reste du monde. En revanche, les travaux du groupe de Carnegie ont eu très tôt une forte résonance en France, où ils ont influencé deux lignes de raisonnement proches et différentes à la fois. D’une part, Michel Crozier s’est inspiré du modèle de la rationalité limitée pour les analyses de son livre <i>Le Phénomène bureaucratique</i>. À partir de là, la théorie de la « rationalité limitée », revue et corrigée par une sociologie organisationnelle d’inspiration clinique, sera la pièce centrale du raisonnement de ce qui deviendra « l’école française de sociologie des organisations ». D’autre part, Claude Riveline et les chercheurs en gestion qu’il a réunis autour de lui à l’école des Mines de Paris, utiliseront les intuitions de départ de ces travaux pour structurer une approche de la gestion des entreprises non technique et plus ouverte aux complexités de la prise de décision.
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